Le Statut Linguistique du Gascon

 

Peu de sujets linguistiques soulèvent autant de débats venimeux que la question langue/dialecte, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue menacée de disparition. On investit des ressources et des efforts considérables dans des luttes d’où personne ne sort vainqueur, car, pout être précis, aucune solution scientifique définitive à ce problème n’est possible. La notion de «langue» qui règne dans ces débats n’est pas un concept scientifique, et on trouve facilement des cas de par le monde où un parler a abandonné son statut de ‘dialecte de langue X’ pour accéder à un état de langue autonome à la suite d’évolutions politiques ou sociales particulières. Nous sommes confrontés à un problème de politique linguistique et non pas de linguistique pure : voir Chambers et Trudgill (1998).

LA SITUATION ACTUELLE

Aujourd’hui, après des siècles d’histoire commune au sein de la France, le gascon est habituellement classifié, avec les autres formes de la langue d’oc, comme dialecte de la langue occitane. Son caractère particulier a, cependant, toujours fait l’objet de commentaires, et plusieurs chercheurs importants (dont Luchaire, Bourciez, et Baldinger) ont préféré le considérer comme langue autonome. La proposition de Bec (1970-71) d’un groupe occitano-roman, qui engloberait le gascon, l’occitan, et le catalan, semble une solution commode sur le plan purement linguistique.

Toutefois, l’action qui vise à prolonger l’existence d’une langue menacée ne peut réussir sans la formation sur le plan idéologique d’une identité linguistique claire. Depuis plusieurs décennies, les éléments les plus dynamiques dans ce genre d’action se réclament du mouvement occitaniste, qui propose l’intégration du gascon dans une langue occitane unique. L’occitanisme a formulé une norme basée sur le languedocien central, et le mouvement a longtemps fait la promotion de cette forme linguistique unique pour toutes les régions concernées. Une résistance considérable à cet occitan référentiel en Provence et, plus récemment, en Gascogne a mené certains occitanistes aujourd’hui à une notion plus souple de langue polycentrique. Cette approche, qui a mis longtemps a se concrétiser, est prometteuse, mais elle entre en conflit avec des attitudes puristes européennes, et plus particulièrement françaises, qui réclament la netteté d’une seule forme linguistique “correcte”.

APPROCHES POSSIBLES

L’intercompréhension est souvent citée comme critère pour décider du statut de langue. Cependant, la capacité des individus de comprendre une forme linguistique différente de la leur est assez imprévisible : il se trouve souvent que la compréhension fonctionne dans un sens et non pas dans l’autre et que certains comprennent sans problème des locuteurs dont le langage paraĆ®t opaque à d’autres. Pour le cas gascon, voir Field 2009.

Certains savants voudraient interroger l’histoire pour justifier un statut de langue pour le gascon. Lafitte et Pépin (2009) ont récolté un nombre considérable d’attestations historiques qui nous renseignent sur la terminologie et les idéologies qui concernent la langue d’oc, et plus particulèrement le gascon, dans le passé. Leur but est de saper la légitimité de la vision globale d’une langue « occitane », mais leurs données devraient intéresser aussi les occitanistes.

La conscience linguistique des locuteurs est un critère qui est souvent invoqué dans ces débats. Au cours du vingtième siècle, les locuteurs du gascon n’avaient, en général, que le vocable vague et dépréciatif de patois pour désigner leur langue. L’exception principale à cette règle était le Béarn, où il y a eu — et où il existe encore — une véritable conscience du béarnais en tant que langue établie et consacrée. Depuis trente ans, toutefois, la notion que le patois est en quelque sorte une variété d’occitan se diffuse à travers la région. La notion de langue gasconne est peu répandue.

Quant aux justifications basées sur les structures linguistiques, il s’est avéré impossible d’etablir des seuils de différence qui pourraient justifier des distinctions de langue entre une série de parlers apparentés. Le travail de Chambon et Greub (2002) a fourni des preuves empiriques du particularisme précoce du gascon au sein du gallo-roman. Ces chercheurs prennent soin, cependant, de souligner le fait que leurs conclusions se fondent sur les méthodes particulières de la linguistique comparée. Quoique leur raisonnement puisse servir à justifier l’idée d’une langue gasconne autonome, si nous poussions jusqu’au bout cette approche, nous nous verrions obligés de prétendre que l’occitan est plus proche du français que du gascon, perspective que peu de chercheurs souhaiteraient défendre. Ainsi, bien qu’il ne soit plus possible de maintenir une conception du gascon comme branche issue d’un tronc occitan primitif, le statut moderne de la langue ne se laisse pas résoudre aussi simplement : mille ans d’histoire au sein des circuits communicatifs du sud de la France ont laissé des traces profondes sur sa forme.

CONCLUSION

Aucune des ces approches ne suffit pour résoudre la question. Même prises ensemble, elles ont servi à défendre aussi bien la position du gascon ‘langue autonome’ que celle du gascon ‘dialecte de l’occitan’. Dans le contexte de ce site, le gascon sera envisagé tout simplement comme un ensemble linguistique bien déterminé qui mérite l’attention des chercheurs. Le gascon médiéval, en particulier, manque de documentation, sans doute parce que les médiévistes ont jusqu’à nos jours envisagé la langue d’oc surtout à travers les oeuvres des troubadours. Nous ne prenons pas position ici sur le statut politique et social du gascon en tant que langue autonome.

Pour plus de renseignements, voir Field 2009.

 


Baldinger, Kurt. La Langue des documents en ancien gascon. Revue de Linguistique Romane, 103-104 (1962) : 331-347.

Bec, Pierre. Manuel pratique de philologie romane, 2 v. Paris : Picard, 1970-1971.

Bourciez, Edouard. La Langue gasconne à Bordeaux. Bordeaux : Gounouilhou, 1892.

Chambers, Jack and Peter Trudgill. Dialectology, 2nd ed. Cambridge : Cambridge University Press, 1998, ch. 1.

Chambon, Jean-Pierre and Yan Greub. Note sur l’âge du (proto)gascon. Revue de linguistique romane 263-264 (2002) : 473-495.

Field, Thomas. Présent et passé de la langue de Gascogne. Dans Guy Latry, éd. La Voix occitane: Actes du VIIIe Congrès de l'Association Internationale d’Études Occitanes, 2.745-775. Pessac : Presses de l’université de Bordeaux, 2009.

Lafitte, Jean and Guilhem Pépin. La “Langue d’oc” ou les langues d’oc? Monein : Pyremonde/Princi Negue, 2009.

Luchaire, Achille. Etudes sur les idiomes pyrénéens de la région française. Paris : Maisonneuve, 1879.